Historique, vocabulaire, perception
CoursOutils transverses

Choix du niveau de protection

Qui choisit ? Qui explique ?

La perception des risques par le grand public est très différente de celle des experts du problème concerné. Spangler a détaillé [Spangler, 1982] à quel point différent les critères d'acceptation, les méthodes d'évaluation (intuitive pour le public, quantitatives pour les experts), les sources d'information et, bien entendu, la connaissance des capacités techniques mobilisables. Il serait cependant simpliste de croire que le public serait subjectif, intuitif et irrationnel et les experts rationnels, justes et objectifs.

Les spécialistes des risques naturels plaident pour la transparence de l'affichage des risques. Les experts ont pour rôle d'éclairer les décideurs (pouvoirs publics, garants de la sécurité, aménageurs, maîtres d'ouvrages...) et, le cas échéant, de les aider dans l'explication et la justification de ces choix. Le niveau de risque visé doit être assumé. Ainsi la France a besoin d'une politique globale de gestion du risque, qui soit clairement exposée à l'opinion : « Compte-tenu de ce que coûterait une protection absolue contre des crues exceptionnelles, les pouvoirs publics choisissent de soumettre les populations à un certain risque naturel. Qu'ils le disent »7.

7 B. Ledoux, in Le Nouvel Observateur, 9/2/1995.

La nécessité d'établir un consensus collectif est la même dans le domaine des risques sismiques : « Si dans l'absolu, il est aujourd'hui possible de mettre en œuvre des techniques de construction capables de limiter les dégâts d'un séisme, appliquer ces techniques à tous les bâtiments déjà construits et à construire est irréaliste et incompatible avec les possibilités d'une puissance économique, même très riche... Le problème est donc pour le législateur de définir ce niveau [de protection] et de le traduire en termes réglementaires. Ce choix relève obligatoirement d'un consensus national et traduit le compromis accepté par la société entre les exigences pour sa propre sécurité et la volonté d'y consacrer les moyens appropriés » [Cahiers, 1990].

Qu'il s'agisse de la protection de zones à risque, du dimensionnement d'une centrale nucléaire ou de la remise à niveau d'un ouvrage, le problème se pose donc de la même façon, en plusieurs étapes :

  • choix d'un niveau de protection, à partir des estimations que peuvent fournir les experts techniques,

  • traduction de ce niveau de protection en règles et recommandations,

  • explication, par les responsables politiques, du niveau de protection et des conséquences de ces choix sur les coûts induits et les risques assumés.

Le choix du maître d'ouvrage

Dans le cadre des règles européennes de la construction (Eurocodes), il revient au maître d'ouvrage de définir le niveau de risque acceptable : il doit prendre des décisions explicites (et non plus implicites) sur les objectifs de niveau de service. Ces décisions conditionneront en fait le degré de sécurité et le dimensionnement des ouvrages. Il convient de conserver le sens du raisonnable et du relatif dans le choix des niveaux de protection visés : ainsi le vent peut détruire le Pont de Normandie, mais il faudrait un ouragan tel qu'une bonne partie de l'agglomération du Havre serait détruite avant [Bordes, 2003].

Evaluer les risques pour choisir : approches ALARP

Certaines industries fortement concernées par le risque (nucléaire, chimie) ont été amenées à définir des niveaux de risque acceptables sur la base des seules conséquences. C'est le principe des courbes de Farmer et de l'approche ALARP que nous allons exposer (pour plus de détails sur ces concepts voir l'étage 3).

Définition : Courbe de Farmer

Courbe (aussi appelée courbe F-N) exprimant la probabilité de défaillance annuelle – ou sa fréquence - en fonction de l'intensité ou de la gravité des conséquences, souvent exprimée en nombre de victimes (F = « fatalities » = nombre de victimes, N = nombre, ou fréquence, de défaillances).

Cette représentation permet de distinguer le domaine du risque majeur (de forte gravité mais très peu fréquent) de ceux du risque moyen et du risque « de la vie quotidienne » (ou risque banal).

Figure 4.5. Diagramme de Farmer (gravité – probabilité).
Figure 4.5. Diagramme de Farmer (gravité – probabilité).

Farmer [Farmer, 1967] a été le premier à proposer une telle représentation, qui permet d'exprimer les aspects sociaux et humains des risques, avec une application au domaine de la sécurité des installations nucléaires. Il a montré que les conséquences potentielles des défaillances nucléaires sont beaucoup moins sévères (de plusieurs ordres de grandeur) que celles résultant des accidents d'avion, des incendies, ou des ruptures de barrages).

Travailler dans le diagramme F (gravité) –N (probabilité – fréquence) permet de définir trois régions (figure 4.6.) :

  • une région (A) dans laquelle le risque est jugé intolérable (fréquence trop élevée ou conséquences trop importantes),

  • une région (C) dans laquelle il n'est plus perçu,

  • et une région intermédiaire (B) dans laquelle il est jugé acceptable. Dans cette région, dite zone ALARP, le risque peut être ramené à un niveau aussi bas qu'il est raisonnable sans induire des coûts supplémentaires prohibitifs [Crémona, 2001].

Figure 4.6. Principe de l'approche ALARP.
Figure 4.6. Principe de l'approche ALARP.
Définition : ALARP

(As Low As Reasonably Practicable = Aussi Faible Que Raisonnablement Réalisable).

Principe utilisé pour définir un niveau de risque qui peut être effectivement obtenu pour le système considéré et qui est acceptable par tous ceux qui peuvent être affectés par la menace.

La figure 4.7. reproduit le même graphique avec des échelles logarithmiques, mieux adaptées à la représentation.

Figure 4.7. Exemple de diagramme ALARP, reliant la probabilité d'accident pour 1 km de tunnel au nombre de victimes, d'après Knoflacher, 2004
Figure 4.7. Exemple de diagramme ALARP, reliant la probabilité d'accident pour 1 km de tunnel au nombre de victimes, d'après Knoflacher, 2004

Dans la zone A, des actions immédiates sont nécessaires pour améliorer la sécurité. Dans la zone ALARP, elles peuvent être entreprises, en fonction des gains qu'elles procurent et des coûts des mesures de réduction du risque. Ce formalisme s'écarte du formalisme strictement économique puisque, si l'on est placé dans la zone de risque intolérable, le but du projet est d'en sortir, quels que soient les coûts.

Les limites entre les domaines A, B et C sont souvent définies par des droites dans les graphiques bi-logarithmiques, soit par des relations de la forme

N = A F-k

où k est d'autant plus élevé (donc la droite inclinée – fig 4.8) que l'aversion sociale aux désastres est élevée [Vrouwenvelder, 2001].

Figure 4.8. Limites ALARP : influence de l'aversion au risque.
Figure 4.8. Limites ALARP : influence de l'aversion au risque.

L'approche ALARP permet de montrer qu'une amélioration notable de la sécurité peut s'accompagner d'un faible surcoût ou, au contraire, qu'un faible accroissement de la sécurité peut parfois demander un investissement supplémentaire conséquent. En fait, il est difficile de fixer des limites supérieures de « tolérabilité » pour les événements catastrophiques, puisque, à nombre égal de victimes, la société accorde beaucoup plus d'importance aux accidents catastrophiques provoquant un grand nombre de victimes qu'aux risques diffus dont l'effet cumulé est identique. Les choix des limites ALARP relèvent de la politique collective de la sécurité, par exemple des choix nationaux pour des installations telles que les installations nucléaires. Dans le domaine de la construction, les Eurocodes reposent sur la notion de fiabilité cible, qui correspond, pour des défaillances de gravité variée à une probabilité différente de défaillance. Le choix par les experts des valeurs précises de fiabilité cible à assurer relève de choix nationaux.

En pratique, le risque ne peut être calculé effectivement et comparé au niveau de risque visé que dans des cas particuliers. Les analyses a posteriori montrent que le risque réel excède souvent d'un ou deux ordres de grandeur le niveau calculé a priori, car il est difficile de tenir compte dans les modèles des effets des erreurs humaines, difficiles à prévoir et à modéliser. Le plus souvent, le risque quantifié est cependant un élément de communication entre les ingénieurs et le client (ou le législateur). Le calcul permet d'exprimer le degré de risque et de comparer plusieurs solutions (Whitman, 1984, Whitman, 2000).

Figure 4.9. Graphique ALARP quantifiant le niveau de risque dans différents secteurs industrielles (droites en pointillés pour les critères recommandés par l'Association Canadienne de Sécurité pour les Barrages) (d'après Whitman).
Figure 4.9. Graphique ALARP quantifiant le niveau de risque dans différents secteurs industrielles (droites en pointillés pour les critères recommandés par l'Association Canadienne de Sécurité pour les Barrages) (d'après Whitman).

Des niveaux de sécurité visés dans les projets

Les décideurs doivent, à partir de l'évaluation des risques et du choix des niveaux acceptables, prendre les mesures nécessaires. Pour de grands projets de construction ou d'aménagement, le choix du niveau de probabilité acceptable est parfois explicité.

La procédure ALARP permet aussi, en explicitant les risques, de mieux analyser les objectifs de sécurité et de penser à des améliorations possibles de la conception. Ainsi, la catastrophe d'Eschede en Allemagne (100 victimes en juin 1998 lorsqu'un train percuta une pile de pont en béton armé à 200 km/h), a conduit à réfléchir sur la conception des ouvrages ferroviaires susceptibles d'être percutés par des trains [Schlatter, 2001]. On a par exemple évoqué la possibilité de piles de ponts « fusibles », moins résistantes au choc. En s'endommageant sous l'effet du choc, de telles piles provoqueraient certes des dégâts dans le pont, mais les effets catastrophiques sur les trains pourraient être réduits. Par ailleurs, tous les individus concernés par la défaillance n'ont pas le même niveau de tolérance au risque : le degré de risque tolérable diffère pour l'employé des chemins de fer (2 10-4/an), pour le passager (2 10-5/an) ou pour l'usager du pont (2 10-6/an). On retrouve ici le poids du caractère plus ou moins volontaire de l'activité.

Probabilité de défaillance et réglementation de la construction

Le choix d'un niveau de protection par les décideurs (y compris par les pouvoirs publics instaurant une réglementation) pose aussi la question de leur propre aversion au risque. Les pouvoirs publics devraient, dans l'idéal, être neutres face au risque. Dans la réalité, si l'aversion au risque résulte de facteurs psychologiques pour l'individu, elle résulte de facteurs socio-politiques pour les décideurs. L'évolution des exigences en termes de prévention des risques, la mise en œuvre du principe de précaution, en sont la traduction.

Les experts qui rédigent la réglementation traduisent dans les textes la volonté des pouvoirs publics en termes de sécurité. Nous verrons que les Règlements de Construction n'expriment pas directement les probabilités visées (on parle de « probabilités cibles »), c'est à dire les probabilités de défaillance théoriques que devraient connaître les ouvrages conçus et construits en respectant ces Règlements. En fait, ces probabilités ont bien été :

  1. choisies par consensus, traduisant dans les textes la volonté politique, et tenant compte du contexte socio-économique,

  2. effacées des textes, pour faire place à un jeu de coefficients, dont la prise en compte permettra d'assurer cette probabilité,

  3. vérifiées, sur un certain nombre d'exemple théoriques, par les experts, qui ont testé et validé le choix des valeurs des coefficients.

Définition : Probabilité cible

Valeur de la probabilité de défaillance en dessous de laquelle on souhaite que se trouve le système dont on veut garantir la sécurité. La probabilité cible est fixée en fonction des moyens dont on dispose et du degré d'acceptabilité des risques.

Définition : Règlements de construction

Textes (règles, normes, recommandations techniques) contrôlant la conception, la construction, la fabrication et l'usage des ouvrages de construction.

La valeur de la probabilité cible dépend à la fois des enjeux (type d'ouvrage concerné) et du mode de défaillance (qui peut-être plus ou moins sévère et avoir des conséquences plus ou moins immédiates). Plutôt que de parler en termes de probabilités (qui conduit à utiliser des nombres très petits), les spécialistes préfèrent utiliser un coefficient β, dénommé « indice de fiabilité », qui peut être facilement relié à la valeur de la probabilité, comme l'illustre la figure 4.11. Nous reviendrons à l'étage 3 sur la définition précise de cet indice.

Figure 4.11 Graphique reliant la probabilité à la valeur de l'indice de fiabilité b.
Figure 4.11 Graphique reliant la probabilité à la valeur de l'indice de fiabilité b.

Le tableau suivant regroupe des valeurs proposées pour l'indice de fiabilité  et donc pour la valeur de la probabilité cible correspondante [Crémona, 2003]. La probabilité cible y est adaptée à la nature de l'ouvrage, et donc à la valeur des enjeux.

Tableau 4.3 : Valeurs de l'indice de fiabilité en fonction du mode de défaillance et de la nature des enjeux.
Tableau 4.3 : Valeurs de l'indice de fiabilité en fonction du mode de défaillance et de la nature des enjeux.[Zoom...]

La réglementation parasismique est un parfait exemple de la prise en compte de l'importance des enjeux dans l'approche du niveau de protection : répartit les ouvrages courants en 4 classes, selon les conséquences éventuelles d'un accident. Ces ouvrages font l'objet de règles de protection statistique, reposant sur la notion de probabilité assumée de défaillance. On adopte une démarche particulière pour les ouvrages dits « à risque spécial ».

Assurer la sécurité des ouvrages existants

Fixer le niveau de sécurité pose aussi parfois des questions difficiles à résoudre sur un plan scientifique. Ainsi, le choix de la valeur cible pose problème lors du changement de réglementation : il semble difficilement acceptable que de nouveaux règlements conduisent à moins de sécurité que les anciens. Comme il est cependant difficile d'estimer précisément les valeurs de la sécurité dans la réalité, les experts contournent la difficulté, par exemple en faisant en sorte que le nouveau règlement ne conduise pas à des dimensionnements d'ouvrages trop différents de l'ancien, si celui-ci a globalement donné satisfaction.

Une autre difficulté concerne les ouvrages en service, quand il s'agit de maintenir en service des ouvrages dégradés (quelle sécurité assurent-ils ? est-elle acceptable ?), ou de solliciter davantage (ou plus longtemps) des ouvrages existants, même en bon état. S'il est déjà difficile de définir un niveau de risque maximal acceptable en phase de conception, ce choix est encore plus complexe pour les ouvrages en service, pour lesquels toute décision peut avoir des conséquences économiques et humaines importantes.

Les maîtres d'ouvrage auront besoin de critères objectifs de décision pour réparer, maintenir le trafic ou cesser d'exploiter un ouvrage. La rénovation de la suspente métallique du Pont d'Aquitaine offre un bel exemple d'une telle situation. La corrosion des câbles ayant provoqué des ruptures de fils et de torons de ce pont suspendu, l'Etat, maître d'ouvrage, a dû décider de procéder au changement de la suspente. Les coûts directs induits par cette décision ont été mis en balance avec les coûts indirects (milliers d'heures de transports perdues par les usagers, fermeture provisoire pendant certaines phases de travaux) et les risques de défaillance, qu'il était difficile d'apprécier, du fait de la limitation des connaissances théoriques.

La question de la responsabilité (page suivante)Limites du formalisme socio-économique (page Précédente)
AccueilImprimerRéalisé avec SCENARI